Mission Gabon
Voilà donc 20 ans qu'ils bourlinguent en Afrique équatoriale, traquant le dialecte, chassant le locuteur. Ça bosse dur, vraiment. Le terrain donc. Puis ils reviennent dans leur laboratoire, publient, colloquent, échangent et continuent. Ici, dans leur normalité, tout paraît lisse, ordonné, évident. Sacré décalage. Quand on les suit sur leurs terrains, ils sont carrément surprenants; bouffés par mille insectes, transpirants (dégoulinants), dormant-mangeant, se transportant n'importe comment, tendus mais sereins, obstinés en tout cas, ils avancent de contact en relais, et proposent une vision (parfois polémique) des cultures et pratiques qu'ils croisent et étudient. Ils sont géographes, ethnologues…Dans cette histoire gabonaise, ils sont d'abord linguistes. Leur démarche cinématographique est originale par ce désir de communiquer, de partager, certes, mais elle monte en puissance dès qu'ils parlent de « ré-injecter » leurs connaissances vers le Gabon.
Parlons en, d'ailleurs, du Gabon : Le territoire représente la moitié de la France, pour 1,2 M d'habitants. La forêt tropicale occupe 85% de l'espace, et l'humidité jusqu'à 90% de l'atmosphère. Le littoral s'étend sur 800 km atlantiques. 50 dialectes sont actuellement pratiqués. La plupart vont disparaître au cours de ce siècle. Le français est la langue officielle.
Dans les avions pour Libreville, nous trouvons des pétroliers, des pêcheurs, des forestiers. Pas de touristes. La période est délicate. Le pétrole se tarit, les subsides aussi, donc. Se profile un danger majeur pour la forêt. Les malaisiens sont là. Ils ne coupent pas les arbres. Ils ratissent la forêt, et vous laissent une chouette prairie. " La forêt tropicale humide, c'est quelque chose de terriblement important. Nous sommes trop peu dans le monde à nous préoccuper réellement de son avenir. Son avenir est terriblement noir et dramatique. Elle est en train de disparaître. Moi, j'ai eu la chance de la voir dans ses formes primaires, majestueuses. Je doute que la génération suivante puisse la voir. Les forêts primaires sont en train de disparaître. Nous sommes ici juste au centre du Gabon dans la forêt des abeilles et il est important de dire qu'au niveau de l'Afrique, le centre de la biodiversité, c'est le Gabon." Dr. Francis Hallé, Institut Botanique de Montpellier.
_________________________________________________________________________
Politiquement, le Gabon est une démocratie, tout aussi respectable que les Etats-Unis… Omar Bongo a 74 ans. Quelle sera la relève ? Nos chercheurs posent parfois leur loupe, boivent un coup et vont à la plage. Pourtant, au Gabon, pas grand chose pour se détendre, au sens occidental du terme. Superbe, écologiquement ébouriffant, le pays est stable et le tourisme manque cruellement (il ne fera pas pire que les coloniaux). Cherchez des infos sur le Gabon ! Rien au Guide du routard, ni lonely planet, ni…ni…. Et c'est l'étrange déclencheur du process chez nos scientifiques. Parler de leur travail, soit, c'est le moteur. Mais faire découvrir leur terrain, c'est l'étincelle qui fait démarrer le projet de film.
La mosaïque des sujets : Ils sont arrivés dans mon bureau avec leurs trésors. Au bout d'une heure, je leur ai dis stop, enfin presque : « ce sera un film patchwork…certains sujets parlent d'eux-mêmes, d'autres moins…il faut sérier…retravaillons les thèmes, dans l'esprit d'une série par exemple… ». Que n'avais-je pas dis ! Ils reviennent, carrés, précis, décidés, et me présentent…10 sujets, non mais ! L'occasion de la remise officielle dictionnaire geviya-Français m'a permis d'aller repérer. À mon retour, je parlerais plutôt de pistes. Sujets, pistes, l'ensemble emboîté, un thème suscitant l'autre. Avant le repérage, un point me chifonnais. Lorsqu'un projet démarre avec un chercheur, la première étape concerne l'immersion dans ses publications, cette fameuse « littérature grise ». Incubation. Pour un réalisateur, une fois la cible (le public) déterminée, l'écriture navigue dans un subtil dosage d'information, d'émotion et de spectacle. Même dans le cas de sujets scientifiquement pointus, il nous faut établir d'emblée une intrigue de prédestination, construire une dramaturgie, poser les balises du récit. Dans le cas présent, ô paradoxe avec des linguistes, tout pour ainsi dire procède de l'oral. Ils m'ont « raconté » et ne m'ont communiqué que très peu de textes. De retour du Gabon, l'évidence s'est imposée; la demande concerne le récit d'expériences qui jalonnent leurs quêtes et leurs travaux. Au départ, il s'agissait de linguistique, mais un glissement progressif s'est rapidement produit vers d'autres disciplines. Le premier sujet concerne la publication de ce fameux dictionnaire élaboré durant 15 ans. En feuilletant les pages, l'évidence saute au yeux. Chaque mot porte une image, chaque définition révèle un mystère. Assoke : fatigue de l'homme dont la femme est enceinte Ngando : Crocodile nain, plantation qui, malgré tout l'effort fourni, n'a pas produit. (comme un crocodile, qui avale tout mais qui ne grossit pas.) Koso : perroquet gris à queue rouge, fétiche pour orateur et juge, symbole de l'éloquence. E-boge : drogue hallucinogène utilisée dans le cadre du rite Bwiti C'est ainsi que le dictionnaire recèle un résumé détaillé des sujets envisagés. Durant mon séjour, le plus impressionnant fut de constater cette avidité des chercheurs français et gabonais à communiquer sur leurs objets de recherche. Chaque scientifique devient conteur, chaque thème s'exprime dans l'épique. La relation chercheur-réalisateur : Les chercheurs à l'origine de ce projet sont venus le proposer après avoir vu plusieurs documentaires. Nous avons longuement débattu à l'issue des projections, notamment sur les différences essentielles entre le langage écrit et le langage cinématographique. La science et le film pratiquent une relation souvent ambiguë. Il faut une bonne dose d'humilité au scientifique pour qu'il confie son travail au réalisateur. Pour beaucoup d'entre eux, l'image est triviale et le mot « vulgarisation » traduit bien cette distance. Et puis un réalisateur, ma foi, c'est quand même une sorte de saltimbanque… Il est certain que nos rapports ont pris une coloration très amicale après notre repérage. Des heures de pirogues et de crapahut dans la brousse, ça rapproche. Il n'est même plus besoin de parler d'empathie. Ce film devient une œuvre collective conjuguant deux approches complémentaires. Une frontière est abolie. Finalement, dans ce projet, il faut moins voir la problématique d'un film scientifique que la divulgation d'approches et de méthodes d'investigation. La science comme medium, moteur d'une passion, d'un mode de vie, d'une relation engagée sur le terrain. Nos chercheurs veulent nous faire partager leur travail et leurs aventures dans cet espace équatorial, et je vous assure qu'ils savent nous communiquer leur passion. Laurent Maget 2003