..> Texte Intégral (audiotypie du film)
Sarga Moussa :
Ce sont les actes d’un colloque qui à eu lieu à l’Institut des Sciences de l'Homme, où je travaille donc, à Lyon.Laurent Maget :
On peut avoir l’impression que la notion de race a toujours existé, or en fait, on se rend compte qu’elle se met en place, qu’elle émerge, pendant ces 2 siècles dont nous parlons, qu’elle se construit…Sarga Moussa :
Oui. Alors il y a toujours plusieurs manières de penser un problème. Il y a au moins de façon de voir les choses, soit de penser que les stéréotypes sont là depuis la nuit des temps et qu’ils se perpétuent, soit au contraire peut-être, qu’il y a un moment où les choses se cristallisent et prennent véritablement une direction et un sens surtout différents. Moi je pense qu’il est bon de voir cette question de la race de manière historique, même si l’on peut toujours montrer que depuis l’Antiquité (prenons Hérodote, les Grecs voient bien sûr les Perses comme des ennemis), un certain nombre de stéréotypes se mettent en place. Ces stéréotypes ne reposent pas encore sur une identité raciale véritablement.ça, c’est quelque chose qui émerge en effet dans la seconde moitié du 18ème siècle, et l’on en a, je dirais « les débuts » avec l’histoire naturelle de Buffon, c’est-à-dire 1749 pour les premiers volumes, et en particulier un article auquel on se réfère toujours dans ce cas là « Sur les variétés dans l'espèce humaine ».
Il faut tout de suite ajouter -et là je suis j’avoue véritablement Claude Blanckaert, qui est probablement le meilleur spécialiste de cette question en France dans les sciences humaines- Buffon n’est pas le premier des racistes ! Il faut ajouter immédiatement qu’il y a chez lui une sorte d’ouverture qui vient de sa théorie qui est une théorie qui attache beaucoup d’importance aux facteurs environnementaux.
Autrement dit, transportez un noir -ou un nègre comme on disait à l’époque- en Europe, et non seulement ses comportements, mais son apparence physique changera, surtout si, évidemment, au fil des générations il se marie. Retransportez le résultat – si on ose dire- de ce noir métissé en Europe, en Afrtique…Et, le soleil, la chaleur, vont faire que sa peau noircira.
Ceci évidemment nous fait sourire aujourd’hui, mais cela a un avantage, cette idée, c’est ce qu’on pourrait appeler la « réversibilité ». C’est à dire que rien n’est encore définitivement figé. Et ceci précisément s’oppose à une conception qui sera majoritairement celle du 19ème siècle, une conception « fixiste » de la notion de race liée au gènes. Qui fait que l’on « Naît » N A I T d’une certaine façon comme on « Est » E S T, et on n’en change plus. On ne change plus, quoi que l’on fasse. Et on transmet naturellement ses caractères à ses descendants.
C’est cela la définition de la notion de race. Aujourd’hui encore, vous ouvrez un dictionnaire, c’est la transmission de caractères supposés héréditaires à ses descendants. C’est une chose qui est évidemment sujette à discussion. Et -en tout cas pour les races humaines- on n’ose pas parler de « races humaines » aujourd’hui .En revanche, et il faudrait s’interroger là-dessus, cela ne pose pas de problèmes pour les animaux…
Il faut à la fois, voir les liens entre certains mots, par exemple « race », un discours qu’on pourrait appeler « raciologique » aujourd’hui, c’est à dire fondé sur l’idée de race, et une idéologie raciste.
Les mots sont liés, mais ils ne sont pas superposables.
Buffon peut parfaitement employer le mot de race -d’ailleurs il emploie aussi le mot de variété, la terminologie n’est pas du tout fixée à son époque- et n’être pas forcément raciste parce qu’il emploie le mot race.
À l’inverse, ne soyons pas naïfs, il fait des portraits extrêmement stéréotypés de certains groupes humains, les Esquimaux, les Hottentots en Afrique…Qui sont dévalorisants, et qui montrent qu’il établit une hiérarchie, c’est absolument évident. Dans ce sens là, il prépare bien quelque chose.
Mais le racisme au sens moderne du terme, personnellement, je pense qu’il faut le réserver, ce terme là, en gros à la seconde moitié du 19ème siècle, à partir du moment ou se mettent en place des théories qui véritablement essaient de fixer cela. (Arthur de) Gobineau en est un paradigme, mais il n’est pas le seul bien sûr. On trouve cela chez des linguistes, chez des anthropologues,
Et puis la chose est vulgarisée, par exemple chez Louis Figuier, qui écrit dans les années 1872, un manuel sur « les races humaines », avec, notons le au passage, ce n’est pas bien méchant si l’on veut, mais c’est très révélateur, la première partie (et le premier chapitre) est bien consacré à la « Race blanche ». Il y a donc une hiérarchie implicite, il y a eu un choix. C’est Elle qui a été choisie en premier.
Laurent Maget :
Alors vous me disiez que cette notion de race pouvait être illustré par un dessin, par une gravure qui est en votre possession, est-ce que l’on peut en dire un mot ?Sarga Moussa :
Oui alors bien sûr ! Ce n’est pas bien évidemment la seule illustration possible, ni peut-être même la meilleure, elle n’est pas, a priori, caricaturale, comme souvent on l’imagine en voyant une représentation de tel ou tel peuple étranger, stigmatisé !Mais voici. Il s’agit donc, en gros plan ici, d’un Copte. Les Coptes sont les Chrétiens d’Égypte. Ils constituent aujourd’hui encore une minorité, importante, constituant à peu près 10% de la population égyptienne.
Vivan Denon (Dominique Vivant Denon)a suivi Bonaparte lors de son expédition d’Égypte, il l’a accompagné en 1798, et il est rentré avec Bonaparte, une année après, avant la fin même de cette expédition, en 1799.
Très rapidement il a publié un ouvrage qui s’appelle « Voyage dans la basse et la haute Égypte », en 1802, plusieurs années avant la grande description de l’Égypte, qui était au fond la récolte de ce que les savants, les 167 savants et artistes qui avaient accompagné Bonaparte ont donc produit.
C’est donc un ouvrage personnel, qui est à la fois un journal de voyage et une sorte de chronique de guerre.
Il y a des passages extraordinaires, la tête nous tourne ! Parce qu’effectivement il accompagnait les militaires et les soldats à la poursuite des mamelouks qui sans arrêt s’enfuyaient, qui disparaissaient comme un mirage… Jusqu’au sud, dans ce que l’on appelle le Saïd, le sud de l’Égypte. Ils sont allés jusqu’à Assouan, « terre promise » comme dit Denon, car l’expérience évidemment fut terrible !
Bien. Voilà pour l’aspect « aventure ». Denon donc, produit un ouvrage qui en même temps reste pour de splendides gravures. Des dessins qui ont fait par la suite l’objet de gravures. Il a attaché énormément d’importance aux portraits des différents types ethniques, ou ce qu’on pensait être des types ethniques, des races, dans ce « Voyage dans la basse et la haute Égypte ». À tel point qu’il les a gravé lui-même, ce qu’il n’a pas fait pour tous les autres dessins qu’il a produit. Autrement dit c’est cette série de gravures où l’on voit des Turcs, des Fellahs –c’est à dire des paysans Égyptiens- des Bédouins, des Arabes nomades -on disait Arabe, simplement- des Arméniens, des Juifs, des Coptes…Et bien, Vivan Denon y attachait la plus grande importance.
Lorsque nous regardons ce Copte, nous avons l’impression d’une très grande précision. Ce qui nous frappe au premier abord c’est un dessin extrêmement soigné, et Vivan Denon insiste d’ailleurs sur la très grande objectivité avec laquelle il fait ses dessins. À côté du Copte, nous voyons –il l’a indiqué lui-même- des Cheikhs Arabes, c’est à dire des Arabes nomades.
Pourtant, à bien y regarder, ce Copte a des traits de visage assez particuliers.
Il a d’abord un visage extraordinairement allongé. C’est une sorte de grand ovale.
Il a un double menton.
Il a des lèvres –surtout la lèvre inférieure que nous voyons, la seule puisque l’autre est cachée par une moustache abondante- très épaisses, un peu pendantes.
Et puis, regardons ses paupières ; elles sont lourdes, véritablement.
Bref, si l’on essaye de traduire entre guillemets, ce que peuvent signifier ces traits de visage, il y a véritablement là une sémiotique du corps, et ce n’est pas très avantageux pour ce malheureux copte.
On voit bien que l’on a affaire à un personnage dont la lourdeur d’esprit probablement, traduira cette lourdeur des traits.
Et il suffit de lire du reste ce que Vivan Denon écrit à propos des Coptes, et de lire ce qu’écrivent beaucoup de voyageurs à la même époque des Coptes, pour s’apercevoir qu’il y a un discours extrêmement stéréotypé sur ces Chrétiens d’Egypte, accusés d’être au fond « amnésiques ».
Ce sont les premiers Égyptiens si l’on veut (c’est d’ailleurs bien l’étymologie, elle est réelle et véritable, du mot « Copte », liée au mot Égyptien, ce sont des Égyptiens, ce sont ceux qui étaient là avant l’islamisation de l’Égypte), mais justement, ils auraient été complètement « asservis » par des siècles d’esclavage. C’est-à-dire par la domination Turco Mamelouk. N’oublions pas que, aun moment où Bonaparte arrive en Égypte, il arrive dans une province Ottomanne, et il prétend précisément libérer les Égyptiens de cette oppression.
Donc on voit que dans cette représentation, apparemment « objective », et bien se loge une extraordinaire subjectivité. Et on pourrait d’ailleurs l’opposer aussi, rapidement, au visage beaucoup plus noble de ces Cheiks Bédouins, qui sont à coté de lui, et qu’on voit de profil. Avec une longue barbe qui évoque plutôt celle des patriarches, il y a là -au contraire du Copte qui représente un Égyptien abâtardit, souple, qui s’est courbé sous le joug Musulman- des Cheiks Arabes qui eux ont conservé la grandeur de leurs ancêtres.
Pourquoi maintenant, cette gravure nous intéresse t’elle dans le cadre de l’idée de race. D’abord parce que Vivan-Denon emploie parfois ce mot lui-même, mais surtout parce que, en 1802, à la charnière du 18ème et le 19ème siècle, et bien on est précisément en train de passer d’un système explicatif à un autre.
D’abord, on est en train de passer d’un système comme celui de Montesquieu (Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu) dans « L’esprit des lois », qui est un système qu’e l’on va dire « environnementaliste » (12’ 35’’ ) -qui dit que si les Asiatiques sont paresseux, c’est parce qu’il fait trop chaud, c’est la faute du climat- à un système qui l’accent beaucoup plus sur les institutions. Cela apparaît dès la fin du 18ème siècle chez Volney (Constantin-François de Chasseboeuf dit Volney), qui est un grand voyageur, qui paret dans les années 1784 et qui publie un « Voyage en Syrie et en Égypte » an 1787, que Bonaparte prend d’ailleurs avec lui comme une sorte de guide.
Volney hérite de Montesquieu une vision disons « caricaturale » du despotisme oriental, mais il met beaucoup l’accent sur des facteurs institutionnels. Pourquoi ça va très mal en Asie, pourquoi tout est ruine, pourquoi la population est-elle esclave ? Et bien c’est la faute des institutions, c’est le sultan, l’esclavage, la polygamie…
Tout ceci d’une certaine façon continue à exister, à être véhiculé, les couches se superposent, les couches explicatives ne s’éliminent pas je dirais l’une l’autre, elles se superposent et on arrive à la fin du 18ème et au début du 19ème siècles à l’idée qu’il y a aussi des races qui en elles-mêmes, physiologiquement, intérieurement, dans leur être même, déterminerait certains comportements. Et Vivan Denon est – on ne va pas caricaturer, ce n’est pas un « raciste » - à la croisée, à l’articulation de ces différents systèmes explicatifs.
Et on le voit très bien avec d’autres voyageurs, je peux, par exemple pour illustrer ceci, vous lire une citation d’un élève de Buffon, un naturaliste qui s’appelle Sonnini (Charles-Nicolas-Sigisbert Sonnini de Manoncourt) , qui voyage un peu avant Vivan Denon, mais qui publie son récit de voyage au moment où les français arrivent en Égypte. C’est tout à fait voulu, il y a là une volonté de frapper les esprits, une volonté opportuniste.
« Cette effrayante nudité par laquelle l’Égypte habitable sera toujours circonscrite et resserrée ne dépare point la terre de la Grèce… »
Voilà il oppose l’Égypte à la Grèce et il en vient maintenant à l’Égypte :
« …Si de la comparaison de l’état physique des deux contrées on passe à celle des hommes qui y vivent, l’on ne trouvera de ressemblance que dans le despotisme dans lequel ils étaient également asservis. Le Copte, ou le naturel de l’Égypte, dont le caractère se ressent de la sécheresse et de l’âpreté du climat… » Un souvenir de Montesquieu…
« …est court et pesant. Sa tête est grosse, mais vide. Sa figure est large et applatie. »
Voyez, on peut retrouver, en partie, des choses qui ressemblent à ce qu’on trouve dans la gravure de Vivan Denon.
« Son teint est jaune et rembruni. » . Cela, c’est emprunté directement à Volney.
« Sa physionomie est ignoble. Il a le caractère sombre et mélancolique. Sa perfidie est d’autant plus dangereuse qu’elle est pour ainsi dire plus concentrée. Sans goût pour les arts, aucun élan de la curiosité ne le porte vers l’instruction.Sédentaire parce qu’il n’a aucune vivacité dans l’esprit, il ne cherche pas à connaître ce qui l’entoure, paresseux et malpropre, grossier et ignorant, dur et superstitieux, il ne lui reste plus aucun souvenir ni aucune trace de la grandeur de ses ancêtres. »
Pauvre Copte !
Voyez, ce qui est intéressant, à part cette kyrielle de stéréotypes, dont évidemment nous rions aujourd’hui, c’est aussi l’idée qu’il y a véritablement une correspondance entre le physique et le moral, ou l’intellectuel. On est là aussi dans une époque où se met en place la « physiognomonie » , avec un médecin comme Lavater (Johann Kaspar Lavater), Zurichois. Et puis, deuxième chose qu’il faut peut-être dire pour montrer ce passage du 18ème au 19ème siècle, et qui illustre l’émergence de cette notion de race : Buffon est quelqu’un qui est encore monogéniste. Ce n’est pas un terme qu’il emploie, c’est une terminologie crée a posteriori, mais vela ne fait rien, elle a une valeur herméneutique, explicative, qui est utile. Monogéniste signifie tout simplement que, pour Buffon, il n’y a qu’une seule souche originaire. En ceci il est tout à fait en accord avec la Bible –Nous descendons tous d’Adam er Eve-.
Il a beau être un homme des Lumières, sur certains plans, il est absolument en convergence avec cette vision là, qui est une vision universaliste et je dirais, « heureuse ». Dans tous les sens du terme.
La vision « malheureuse », celle vers laquelle le 19ème siècle va s’orienter, c’est l’idée que défend déjà un Voltaire -par anti-Christianisme, pour mieux combattre la Bible- c’est l’idée que, il y aurait plusieurs souches humaines, au départ, et donc que les races humaines, peut-être seraient tellement différentes entre elles, qu’lles n’auraient rien a voir l’une avec l’autre. Au mieux, si elles se mélangent, elles produisent un rejeton abâtardi, elles conduisent à la dégénérescence, c’est l’horreur de l’hybridité, du mixte ; et dans le pire des cas, si l’on ose dire, le mélange n’est pas possible. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques, en effet, des espèces aujourd’hui. Deux animaux d’espèces différentes ne peuvent pas se mélanger.
C’est à peu près ce que soutiendront un certain nombre d’anthropologues au 19ème siècle, et assez tôt, beaucoup plus tôt qu’on ne peut le croire.
L’un des signes, je dirais, de cette évolution, c’est assez amusant, c’est de voir que le nombre de races humaines est évidemment parfaitement fluctuant.
Vous regardez, suivant les auteurs, il ya en a 4… par exemple chez Kant , qui a beaucoup réfléchit sur cette question il ya en a 4.
Vous regardez chez son successeur, Blumenbach (Johann Friedrich Blumenbach) , qui est un grand théoricien de la notion de race, médecin de Göttingen - et qui a semble t’il véritablement marqué un certain nombre d’anthropologue en France, plus que Buffon lui-même, d’après Claude Blanckaert en tout cas, c’est bien plus tard que Buffon aurait inflencé des gens comme Broca (Pierre Paul Broca) par exemple- et bien chez Blumenbach nous avons 5 races humaines.
Puis en France, quelqu’un comme Virey multipie encore le nombre de races humaines.
Vous allez voir du côté de chez Bori de Saint Vincent (Jean-Baptiste Marcellin Bory de Saint-Vincent) - quelqu’un qui s’est beaucoup impliqué dans des voyages, qui est allé en Grèce, puis en Algérie, qui a participé à tout une série d’expéditions scientifiques, il y a non seulement plusieurs races humaines, mais il y a plusieurs « espèces » humaines, qui elles mêmes sont divisées en races.
Et on voit bien que la tendance est une tendance qui va vers la différenciation maximale, vers la division et la différenciation, de sorte que plus cette tendance prédomine et se radicalise, évidemment moins il devient possible de concevoir une humanité « une » et à peu près égale ...
___________________________________________________________________________Claude Blanckaert
Arthur de Gobineau
Dominique Vivant Denon
Montesquieu (Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu)
Constantin-François de Chasseboeuf dit Volney
Charles-Nicolas-Sigisbert Sonnini de Manoncourt
Johann Kaspar Lavater
Voltaire
Pierre Paul Broca
Johann Friedrich Blumenbach
Virey
Jean-Baptiste Marcellin Bory de Saint-Vincent
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