Le Langage Cinématographique - Edgard Morin - Préface au panorama du film ethnographique et sociologique de Luc de Heussh - 1962
Le Langage cinématographique pose-t-il des problèmes plus irritants que le langage écrit, quand il s'agit de rendre compte d'un phénomène empirique ?
A priori, on pourrait penser que non: l'image cinématographique semble éliminer ce médiateur qui abstrait, schématise, traduit - donc trahit - le donné sensible.
L'image cinématographique est un document – reflet apparemment plus fidèle que la note prise sur calepin. Mais, en fait, la caméra ne dispose pas de la mobilité de l'œil humain, bien qu'elle enregistre avec plus de précision.
Ce gros œil sur béquilles est encore un infirme, et il faut attendre qu'il puisse acquérir une légèreté et une maniabilité extrêmes, pour qu'il devienne un appendice de l'œil de l'opérateur.
Cette maniabilité ne résoudrait d'ailleurs pas tous les problèmes, parce que, de toutes façons, les mouvements d'appareil, les modifications du foyer sont autant d'interventions de l'homme sur le phénomène observé. Il faudrait supposer plusieurs caméras opérant simultanément pour espérer, au montage, une saisie totale - analytique et synthétique - du réel. Mais cette opération de montage analytique et synthétique est finalement de même nature que l'opération intellectuelle qu'exige la rédaction d'un article ou d'un livre.
De toutes façons, La vérité à laquelle peut tendre le cinéma ne peut faire abstraction du témoin ou du chercheur; c'est dire, du même coup, qu'elle ne peut échapper au travail d'abstraction que l'esprit humain opère sur le réel pour le comprendre. Comprendre, c'est toujours articuler réciproquement le réel sur les structures de l'esprit humain et les structures de l'esprit humain sur Le réel.
Ceci nous permet d'éliminer le rêve fou de ceux qui auraient pu espérer une documentation cinématographique, une recherche cinématographique, une sociologie cinématographique libérées de l'humanité - de la subjectivité, de la personnalité du cinéaste.
Le problème, dès lors, se déplace du document filmé au cinéaste lui-même: c'est de sa propre honnêteté, de sa rigueur, de son intelligence et de son flair que dépend la validité objective de son film. Je donnerais donc cette définition tautologique du film scientifique: un film scientifique est un film fait (tourné et monté) dans un esprit d'élucidation et de vérification scientifiques.
Cette définition n'a d'autre avantage que d'écarter l'idéal impossible d'un cinéma extrahumain. Mais Les problèmes restent. Non seulement les problèmes posés par toute opération intellectuelle - et tout film est une œuvre intellectuelle - mais les problèmes spécifiques posés par La recherche cinématographique de la vérité. Il y a les problèmes techniques: sous de multiples impulsions, la technique de L'enregistrement audiovisuel est en train d'accomplir des progrès décisifs; la caméra électronique est insonore,les nouveaux types de micros (micros portatifs, dits micro-cravates ou " micro-fusils"), la prise de son sur magnétophone portatif ou, mieux, par microémetteur, les pellicules ultra-sensibles qui suppriment les éclairages - tout cela doit permettre au chercheur de partir comme un scaphandrier vers les fonds obscurs de La réalité, lui ouvrant véritablement une troisième dimension.
Il y a les problèmes esthétiques au niveau de l'image: l'image porte en elle les qualités indifférenciées de la vie, y compris ses qualités esthétiques. Prenons l'exemple d'une danse: l'image de la danse sera chargée d'une poésie qui est celle de la danse, alors que le Langage écrit tendra toujours à éliminer cette poésie pour analyser les gestes et mouvements. Il y a dans la vie, toujours, une poésie donnée, que l'image exalte souvent, et que l‘opérateur tendra à exalter par ses moyens propres (angle de prise de vues, cadrage). Il serait non seulement barbare, mais absurde de vouloir éliminer cette poésie. Le danger n'est pas dans cette poésie donnée, mais plutôt dans la tentation d'enjoliver, c'est-à-dire de privilégier Les images agréables à l'œil au détriment des autres. L'enjolivement conduit au film truqué, à l'image pour l'image. Le «pittoresque » tend naturellement à détruire le vrai Tel est bien le danger qui guette ethnologues et sociologues partis à la recherche de la vérité, et que séduisent en cours de route les sirènes de l'esthétique - souvent du reste, l'esthétique la plus conventionnelle. Il y a les problèmes esthétiques au niveau du montage. Là encore, la tentation de faire beau joue, mais avec une possibilité illimitée de truquer et de dénaturer.
A cela s'ajoutent les problèmes grammaticaux au niveau du montage. Il y a une « grammaire » du montage, qui est, en fait, une rhétorique élémentaire, qui s'est constituée en fonction des besoins commerciaux du cinéma standard: cette rhétorique commande un type de montage *intelligibles au spectateur, qui oblige le cinéaste, même s'il ne veut pas faire un film commercial, à obéir à cette rhétorique, parce qu'il ne peut en connaître une autre et qu'il s'est mis à l'école des monteurs professionnels.
Si, de plus, il a l'ambition - légitime - de commercialiser son film, il risque de faire des concessions plus graves: éliminer ce qui est supposé ennuyer ou déplaire, voire même surajouter une histoire artificielle à son film. Cela conduit à cette conclusion : les problèmes du montage en matière de cinéma-vérité doivent être totalement repensés. Non pas pour éliminer la poésie et l'art - je l'ai déjà dit.
Tout film scientifique doit accepter - avec bonheur, ajouterai-je - la poésie et l'art. Mais il faut refuser l'enjolivement, le pittoresque artificiel, la grammaire du montage style Berthomieu, le lexique montage.
Les problèmes évoqués jusqu'à présent se posent, de façon certes différente, au niveau de l'écriture proprement dite: là aussi, il y a choix de données, tentative de présentation d'une réalité typifiée, voire enjolivée, confrontation de l'auteur avec une rhétorique apprise.
Ces problèmes sont moins apparents, parce qu'il y a une différenciation plus nette entre langage scientifique et langage littéraire, mais aussi parce qu'on les escamote. Venons-en au problème vraiment spécifique du cinéma, qui est la perturbation que provoque la caméra sur le phénomène observé.
Certes, un ethnographe sur le terrain, même sans caméra, perturbe la vie qu'il veut saisir dans son naturel; un sociologue industriel, dans son usine, suscite méfiances ou complaisances, et, de toute part, les opérations de camouflage de la réalité s'exercent contre tout observateur venu du dehors. Il reste à l'observateur à se camoufler lui-même. Or il est plus facile de camoufler un homme qu'une caméra.
Un homme peut se mêler à la foule, au rite, au culte, et passer inaperçu s'il imite les autres. Une caméra est toujours perçue. Elle peut certes être camouflée, dans certains cas, derrière une glace sans tain, dans une voiture de postier ... Une caméra peut être à l'affût, chasseresse comme la caméra de Dzign Vertov. Mais il y a des limites pratiques au camouflage. Il y a des lieux et des situations où nul camouflage n'est possible. Il y a des situations où l'observation subreptice devient indiscrétion, indécence, délation. Alors se pose le problème : si la caméra est ostensible, ne transforme-t-elle pas le réel ? Le réel ne va-t-il pas jouer la comédie, moins bien que le cinéma imaginaire, moins authentiquement que le cinéma joué ? Le réel ne va-t-il pas se figer, s'endimancher, et perdre ce qui était son essence - la vie spontanée- pour devenir mécanique ? Ou bien encore, de cette rencontre caméra-réel, ne va-t-il pas naitre un nouveau type de vérité, qui sera dialogue entre l'observateur et l'observé - où l'observateur demandera à l'observé de lui révéler ce qui ne pourrait émerger sans cette rencontre ?
Tout cela est non seulement possible, inévitable, mais se présentera souvent inextricablement mêlé dans les images. Il faut donc réfléchir sur le type de vérité que l'on recherche - et, dans le cas du film de sciences sociales, sur les résultats que provoquent les différents niveaux de la socialité. Il y a la socialité rituelle, cérémonielle: dans ce cas, c'est la vie qui est déjà théâtralisée; l'officiant d'un culte, le chef d'Etat faisant un discours, sont déjà en situation théâtrale, et, dans ce cas, le film ne perturbe guère ce qui est socialement mis en scène. Il y a la socialité intensive : Guerre, bagarre, match sportif, etc... Dans ce cas, la passion réellement en jeu est si intense que la caméra peut être oubliée ou ignorée par les participants. Partout où il y a un pôle d'intérêt ou de passion plus fort que la caméra, celle-ci cesse de perturber le phénomène. Il y a la socialité technique: gestes du travail sur outils ou machines; dans ce cas, les mains et le corps ne sont pas perturbés dans leurs opérations essentielles. Mais le visage de l'ouvrier, les conditions sociales du travail ne seront pas authentiques. Il y a le reste, le plus difficile, le plus émouvant, le plus secret: partout où les sentiments humains sont en cause, partout où l'individu est directement intéressé, partout où il y a des rapports inter-individuels d'autorité, de subordination, de camaraderie, d'amour, de haine - c'est-à-dire tout ce qui concerne le tissu affectif de l'existence humaine.
Voilà la grande terra incognita du cinéma sociologique ou ethnologique, du cinéma-vérité. Voilà sa terre promise. Or, c'est vers cette terre promise que se dirigent aujourd'hui de multiples courants de recherche, dans de nombreux pays. Il s'agit, on s'en rend compte dans la pratique, non seulement de découvrir une vérité, mais aussi d'extraire une vérité qui se tapit ou se camoufle, ou demeure toujours sous la surface des apparences. En fin de compte, le grand mérite de la recherche de la vérité n'est pas d'apporter la vérité mais de poser le problème de la vérité. Car, une fois que nous avons surmonté ce mur du son qu'oppose le réel à la caméra, nous découvrons que le réel lui-même est fait, en grande partie, de comédie: les sociologues qui ont analysé les rapports sociaux sous forme de « rôle takings » et de «rôle playing» ont retrouvé une vieille idée des philosophes et des moralistes. « Le monde est un théâtre », disait Shakespeare. Le cinéma, par un acte pourrait-on dire de magie démystificatrice, peut nous donner à voir cette comédie aux multiples visages qu'est la vie sociale. Cette comédie révèle la vérité autant qu'elle la camoufle: nos masques - je veux dire nos visages - nos rôles - je veux dire nos propos - nous servent, en même temps, à nous exprimer et à nous camoufler. La vérité n'est pas un Graal ultime à conquérir: c'est une navette incessante qui circule de l'observateur à l’observé, de la science au réel. Luc de Heusch nous donne la meilleure information et la meilleure introduction à un cinéma à la fois très ancien (n'émerge-t-il pas avec Lumière et ne connaît-il pas son premier chef-d'œuvre avec Nanouk ?) et très nouveau (puisque d'immenses possibilités sont demeurées sous-développées, et que les actuels progrès techniques lui ouvrent de nouveaux horizons), à une nouvelle conquête des sciences sociales, et à un problème permanent, qui est celui de la vérité.
Edgar Morin